Katelijne Schiltz

« Casus ubique valet » ? Josquin, Cerone et les dés dans la musique de la Renaissance

[Résumé]

Le dernier chapitre du traité monumental El Melopeo y maestro (Naples, 1613) de Pietro Cerone est dédié au phénomène des enigmas musicales. La plupart des compositions discutées sont basées sur le principe du canon, qui est une technique musicale extrêmement «sévère», puisque toutes les voix sont construites de manière à dépendre totalement les unes des autres. Il est donc assez surprenant de trouver parmi ces énigmes quelques pièces qui semblent intégrer un élément de hasard et de liberté. L’Enigma de la suerte, ò de los dados, par exemple, montre – au-dessus de la musique – l’image d’une main jetant trois dés, accompagnée de l’inscription : Casus ubique valet (Ovide, Ars amatoria III, 425). Je montrerai que, bien que l’image et l’instruction verbale impliquent que le hasard joue un rôle considérable dans cette composition, l’importance de la suerte est plutôt minimale. En effet, après un moment «aléatoire» initial, la pièce se déroule selon des règles contrapuntiques très strictes. L’énigme de Cerone peut être située dans un contexte chronologique plus large. Dans l’histoire de la musique, d’autres compositeurs se sont servis du thème des dés : la Missa di dadi, qui est attribuée à Josquin des Prez, date du XVe siècle. Les deux dés superposés qui précèdent chaque mouvement (Kyrie, Gloria, Credo et Sanctus), indiquent la relation proportionnelle entre les valeurs de la chanson sur laquelle la messe est basée (N’aray je jamais mieulx de Robert Morton) et celles du cantus firmus de la messe. Pendant le XVIIIe siècle, on peut constater une fascination renouvelée pour les jeux de dés. Suivant la tradition de la fameuse ars combinatoria, des compositeurs comme Kirnberger, Haydn et Mozart ont construit des pièces (avec des titres comme Musikalisches Würfelspiel ou Der Würfel als Compositeur), dans lesquelles les jets de dés déterminent, selon un schéma préfabriqué, l’ordre exact des mesures et de la composition résultante. Dans tous les exemples discutés, le rôle du hasard, qui est suggéré par la présence des dés, doit être fort relativisé : il est presque toujours réduit à un minimum (et dans le cas de la Missa di dadi même complètement absent), et compensé par un contrôle accru des combinaisons possibles. Le hasard est donc toujours «mis en scène» par le compositeur, qui a bien déterminé les conditions et calculé les possibilités du jeu.

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http://umr6576.cesr.univ-tours.fr/publications/HasardetProvidence/fichiers/pdf/Schiltz.pdf