Nelly Labère

Jeu de hasard et jeu d’adresse. Poétique des formes narratives brèves médiévales

[Résumé]

Si le fabliau met au fondement de sa poétique le jeux de dés, la nouvelle refuse la taverne et le cabaret (bancq) pour leur préférer le marché qui procure « ung ou deux bons compaignons ».
Dans la taverne l’on boit et l’on fait ripaille ; cependant on ne joue pas avec, mais contre. Dans le fabliau, le plan horizontal de la table du « hasart » croise le plan vertical du hasard. L’individu, au centre de cet axe cardinal, est isolé dans une conception ludique qui se donne sous la forme du duel et de l’aléa. La nouvelle s’oppose à cette vision en proposant un jeu de la coopération. Jeu de lutte dans le fabliau où les joueurs ont des intérêts opposés ; jeu d’association dans la nouvelle où le dire incarne l’intérêt concordant des joueurs, de sorte qu’ils forment une coalition se comportant comme un joueur unique. C’est ce que Pampinee explicite en ces termes : « Come voi vedete, e tavolieri e scacchieri, e puote ciascuno, secondo che all’animo gli è più di piacere, diletto pigliare. Ma se in questo il mio parer si seguisse, non giucando, nel quale l’animo dell’una delle parti convien che si turbi senza troppo piacere dell’altra o di chi sta a vedere, ma novellando (il che può porgere, dicendo uno, a tutta la compagnia che ascolta diletto) questa calda parte del giorno trapassaremo ».
Le groupe possède alors une visée commune. Contrairement au jeu de hasard qui repose sur le duel, la nouvelle invite à la participation globale, offrant un passe-temps collectif. Elle se veut inclusive et non exclusive, chacun participant au jeu dans un tour de rôle égalitaire. Elle ne sanctionne pas le perdant ni ne célèbre le gagnant, car elle se définit sur la base de l’échange et non du gain.
Loin de s’inscrire dans une simple esthétique, le choix de la nouvelle contre le dé est emblématique des préoccupations qui se nouent en cette fin de Moyen Âge. Car Fortune qui gouverne le monde créé par l’intermédiaire des astres, devient problématique au XIVe siècle. Elle passe ainsi d’une conception statique à une représentation dynamique. Mais elle se double encore, dans les recueils de formes brèves, d’une autre transformation du topos. À l’allégorie traditionnelle se substitue une figure mouvante et fluide, variable dans ses emplois. Providence, Destinee, Cas d’Adventure ou Fortune, elle témoigne d’une plasticité qu’elle transmet à son objet, le recueil. Sa versatilité, loin de dépendre uniquement de sa nature, tient au regard qui la saisit. De l’exemplum à la fable, du fabliau à la nouvelle, le rapport aux « coups du ciel » se dit sur le mode du questionnement. « Coup de maître » ou « coup du sort », le « coup de dé » fustige l’aléa de la roue de Fortune et vise un mode agon-isant. Le « hasart » du jeu de dé se métamorphose en adventure de la parole. L’opposition se transforme en coopération et les recueils invitent à nouveler pour renouveler le monde.

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