François Rigolot

La place du hasard dans les « erreurs de nature » : de Jérôme Cardan à Francis Bacon

[Résumé]

On s’accorde généralement pour reconnaître qu’avec la Renaissance s’élabore une nouvelle conception de la Nature, qui cesse d’ignorer les conditions spatio-temporelles et refuse de se placer sub specie aeternitatis comme chez Pline et les savants « naturalistes » qui l’avaient jusque là imité. On commence à entrevoir le fait qu’il existe des propriétés naturelles particulières à certaines époques ou à certains peuples et que ces conditions « écologiques » ont pu changer au cours de l’Histoire. Le médecin milanais Jérôme Cardan offre un exemple éclatant de ces débuts de relativisation historique dans le De rerum varietate, traduit en français en 1556.
S’il n’avait pas fallu attendre le « retour des bonnes lettres » pour s’intéresser davantage à la Nature au travail (natura naturans) plutôt qu’au résultat de ce travail (natura naturata), la Renaissance découvre avec admiration que la Nature évolue selon un mouvement diachronique mystérieux, que les animaux et les plantes subissent des mutations au cours du temps, et que l’on peut en décrire les manifestations tout en tentant d’en offrir des explications raisonnables : autrement dit on admet de plus en plus que la Nature a une histoire et que cette histoire mérite d’être racontée.
Se pose alors la question de la place du hasard dans le processus de l’évolution naturelle des espèces. Si des humanistes comme Ambroise Paré continuent à considérer la production de « monstres » comme des « erreurs » statistiquement négligeables et qu’on peut écarter simplement en les classant, sans commentaire, « outre le cours normal des choses », d’autres médecins, comme Laurent Joubert, s’engagent au contraire à dissiper les fausses notions qui abusent le monde en vidant les phénomènes monstrueux de toute intentionnalité transcendante.
Au début du siècle suivant, Francis Bacon prolongera ce discours rationaliste en offrant, à la fois dans The Advancement of Learning (1605) et le Novum Organum (1620), des réflexions approfondies sur les « erreurs de nature ». Pour Bacon, les phénomènes monstrueux s’expliquent par le rôle que joue le hasard dans l’évolution des espèces naturelles. Ces aberrations, en effet, ne sont que l’exception qui confirme la règle ; elles sont la manifestation de la force vitale qui anime la Nature mais qu’une intervention humaine appropriée pourra et devra corriger. Les nouveaux « miracles of art » seront capables de redresser les « vagaries of nature » et de leur donner une orientation nouvelle pour le plus grand profit de l’humanité. Ainsi, la reconnaissance rationnelle du hasard (« chance ») offre la chance (« luck ») de contraindre la Nature à limiter ses débordements, à endiguer ses excès, à en connaître les causes et donc à ramener ses « accidents » à un ordre plus ou moins prévisible. Cela n’empêchera pas Bacon de continuer à traiter les instantiae deviantes avec lyrisme. Il parlera encore des « Wonders of Nature » et n’hésitera pas à prendre ses exemples dans des sources fort douteuses. Ainsi l’évolution du discours sur le hasard ne se fera pas sans écueils. Il reste que la distinction que fera bientôt Kant entre Naturbeschreibung et Naturgeschichte apparaîtra comme le point d’aboutissement d’une longue méditation sur le hasard pour fonder les bases de ce qui deviendra l’Histoire naturelle au Siècle des Lumières.

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