Bruna Conconi

«Sans rien attribuer à fortune, comme les hommes profanes font» : l’intellectuel protestant aux prises avec le désordre de l’histoire

[Résumé]

Notre intervention veut être la continuation d’une recherche touchant les stratégies de récupération de la tradition gréco-latine dans le milieu protestant, dont les premiers résultats ont été présentés à l’occasion du colloque sur L’Histoire en marge de l’histoire à la Renaissance, organisé par le Centre V.-L. Saulnier en mars 2001. Notre attention s’était alors concentrée sur les pièces liminaires d’ouvrages historiques publiés à Genève par l’éditeur Jean Crespin à partir des années 1550. Il s’agissait de repérer des déclarations d’intention, et de montrer comment les théories des Anciens – la méthode thucydidéenne notamment – avaient été reprises plus ou moins subrepticement pour dire, en réalité, autre chose. Plus particulièrement, l’une des quatre sections qui composaient cette étude était consacrée à la notion de répétitivité et touchait donc au problème de la prévisibilité de l’histoire. « Presque toujours semblables choses adviennent » : Thucydide et le pasteur Jean de Hainaut (de la préface duquel est tirée la citation de notre titre) semblent concorder ; mais – concluions-nous – si pour l’historien grec tout espace accordé au surnaturel aurait rendu vaine la fiabilité des lois qu’il avait découvertes, si pour lui il était donc nécessaire d’exclure la divinité de l’histoire pour la rendre prévisible, dans la préface de l’auteur protestant, c’est justement la présence de Dieu qui donne un sens, une direction, et donc une signification à l’histoire, en la rendant ainsi intelligible.
C’est justement d’ici que nous voudrions repartir, pour examiner – sans nous limiter cette fois aux seules pièces liminaires – quelques notions strictement liées aux questions envisagées par le titre du colloque. Nous nous référons en premier lieu à la notion d’« accident », certes : à ce « cas casuel », « d’adventure », source du « grand desordre » et des « hideuses confusions » qui caractérisent avec « changement » et « mutation » l’histoire des « empires », alors que « perpetuité » et « fermeté » constituent les marques du peuple élu, d’une histoire « preordonnée » par un « conseil » divin qu’on ne manque pas de distinguer de la destinée antique. Mais nous pensons aussi à l’une des manifestations les plus évidentes de l’ordre divin, à la notion de « conformité » dans le temps (la constance des martyrs du présent et du passé par exemple) et dans l’espace (l’ennemi comparé au Turc ou au sauvage) qui, à la différence de toute forme de similitude conçue par l’historiographie profane, se garde d’établir l’existence d’une pluralité de mondes évoluant de façon autonome et parallèle sur laquelle se fonde la pensée relativiste. Ou encore nous faisons référence, pour conclure, à la notion d’espoir : sentiment dangereux, selon Thucydide, puisqu’en abandonnant toute logique et, en se livrant au seul domaine du hasard, l’homme montre d’après l’auteur de la Guerre du Péloponnèse toute sa faiblesse ; alors que pour l’historien protestant, comme pour les premiers chrétiens d’ailleurs, la folie d’une foi qui pousse le peuple élu à croire contre toute espérance humaine est justement le signe

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